Anthologie (première partie)

jeudi 15 mars 2012
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MOUVEMENTS DE LESBIENNES EN FRANCE 1970-2000
1ère partie : 1971-1979

Le nouveau mouvement féministe (ou plutôt le Mouvement de libération des femmes, selon le terme de l’époque), dont les prémisses apparaissent dans la décennie 1960, s’affirme dans l’élan de contestation qui a suivi mai 1968 et s’est poursuivi au cours des années 70 [1]. Il se veut révolutionnaire, en interaction, mais aussi en conflit, avec les autres mouvements politiques et sociaux (groupes d’extrême gauche, mouvement ouvrier, étudiants, mouvements de solidarité internationale...) intellectuels (avant tout le marxisme, mais aussi la psychanalyse et tous les courants de pensée critique) et contre-culturels ou alternatifs [2]. La droite au pouvoir (gaulliste sous la présidence de G. Pompidou jusqu’en 1974, "libérale" sous celle de V. Giscard d’Estaing jusqu’en 1981) hésite entre répression et réformes pour faire face à toute cette agitation et aux bouleversements de mentalités qu’elle provoque. C’est le temps des "trente glorieuses" et l’apogée de la société industrielle, puis celui de ce qu’on appelle alors "la crise" mais personne ne prend la mesure des changements encore à venir.

Le mouvement de libération des femmes veut dévoiler et combattre l’oppression patriarcale dans tous ses aspects, et notamment revendiquer l’autonomie et le droit à disposer de son corps, il promeut une politisation du "privé" et du "personnel", et l’énoncé politique à la première personne. La dynamique de ce mouvement de femmes, non-mixte, en ce temps de passion et d’espoir, offre un cadre, une légitimité, à la prise de parole lesbienne et à l’affirmation des premiers groupes et initiatives lesbiens, qui affirment et vivent le lesbianisme comme subversif et révolutionnaire.

Parmi les femmes venues de divers horizons, qui font naître ce qui sera le MLF [3], des lesbiennes créent le FHAR (mars 1971), venant perturber une émission de radio consacrée à "l’homosexualité, ce douloureux problème" [4]. Dans l’ article Texte 1a , extrait d’un livre publié par le FHAR en septembre 1971, le Rapport contre la normalité, elles définissent le lesbianisme comme "une position révolutionnaire", et selon cette analyse les lesbiennes occupent un lieu clef dans l’articulation entre le mouvement homosexuel et le mouvement de libération des femmes, porteuses d’une double critique, du pouvoir des hommes et de l’institution hétérosexuelle. Mais le pouvoir masculin se manifeste de plus en plus fortement dans le FHAR article Texte 1b et c’est dans le cadre privilégié du MLF que se forme le premier regroupement public de lesbiennes, les Gouines Rouges [5]. En juin 1971, elles organisent une fête aux Halles en pour "fêter dans la joie le commencement de notre révolte", "sortir de nos ghettos, les lieux où on se cache (...) vivre enfin notre amour au grand jour", comme disait le tract distribué dans le mouvement, et à la porte de "boites de femmes", à Pigalle article Texte 2 . Lors des Journées de dénonciation des crimes contre les femmes, en mai 1972 à Paris, elle font acte de visibilité collective, avec un tract ou se dit le bonheur d’aimer les femmes mais aussi la souffrance, le silence que les lesbiennes avaient enduré durant les années de clandestinité article Texte 3 . Dans ce tract, elles se définissent comme "un groupe de femmes qui exprimons collectivement notre refus des rôles et des fonctions qu’ils (les hommes) ont voulu imposer aux femmes". Cette volonté de subversion à la fois radicale et joyeuse se manifeste aussi dans une production inventive de slogans inscrits sur les pancartes des manifestations ("Lesbiennes, lèse-mâle", "Quand les femmes s’aiment, les hommes ne récoltent pas") et de chansons article Textes 4 . Féminisme et lesbianisme représentent pour beaucoup une cohérence enfin trouvée et vécue avec bonheur, "une adéquation parfaite entre notre lutte et notre quotidien" [6].

Pourtant tout n’est pas qu’harmonie. D’abord l’affirmation lesbienne rencontre une certaine hostilité de la part de féministes hétérosexuelles qui craignent qu’une hiérarchie implicite s’établisse dans le mouvement, et l’image que donne de lui le mouvement de libération des femmes (par exemple dans son journal Le Torchon brûle) ne révèle guère la présence et les préoccupations lesbiennes article Texte 5 . Hors de Paris surtout, le silence domine.

Mais les plus importants débats sont internes aux lesbiennes du Mouvement. Si les lesbiennes sont prêtes à un engagement très actif dans une lutte collective de femmes (et elles sont partout, y compris dans le combat majeur pour l’avortement libre et gratuit), elles sont en même temps hésitantes vis à vis d’un regroupement en tant que lesbiennes, craignant la stigmatisation, ou la marginalisation dont elles ne veulent pas, ou plus. Pour certaines femmes, le Mouvement crée les conditions d’une remise en cause des "catégories homo/hétéro", et elles appellent à une libération de tous les désirs "hors des ghettos et des étiquettes" et questionnent "la frontière entre homo et hétérosexualité". D’autres se méfient de ce point de vue : ne serait-ce pas une nouvelle forme de négation des lesbiennes et de leur histoire particulière ? Et qu’en est-il du décalage d’expérience vécue entre les "anciennes homosexuelles" qui ont vécu le temps des "ghettos" et les "nouvelles homosexuelles", qui se sont découvertes lesbiennes dans l’élan du mouvement de libération ? Ces questions sont abordées dans nombreux débats et apparaissent dans le numéro spécial des Temps Modernes (la revue de Sartre et de Simone de Beauvoir) édité par les féministes révolutionnaires en 1974 article Texte 6a article Texte 6b .

La brève durée des groupes de lesbiennes dans ces années 70 - les Gouines rouges de 1971 à 1973, le projet de Front lesbien en 1974, avec Monique Wittig, qui ne réussit pas à se concrétiser, mais on lira ici un entretien de Monique Wittig dans le magazine Actuel en janvier 1974 article Texte 7 , le Groupe des lesbiennes féministes (Paris, 1975-1977), le Groupe des lesbiennes du Centre des femmes de Lyon (1976-1980) [7], le Groupe des Lesbiennes de Paris (1977-1979) témoigne de la difficulté à passer du moment de la prise de conscience et de la prise de parole à celui de la construction de projets durables ; un groupe de lesbienne doit-il être surtout un lieu d’échange, de "mise en commun du vécu" ou mener une action politique autonome ? ou insufflant à l’ensemble du mouvement une radicalité nouvelle ? Débats récurrents, qui, on le voit, sont en germe dès maintenant... Mais aussi effet de la tension entre l’affirmation, donc la reconnaissance d’une "catégorie" que l’on sait être construite dans le cadre du système de genre et de l’organisation sociale de la sexualité, et de la dynamique de critique de ces modes de catégorisation et de l’imposition de cet ordre socio-sexuel. Tension propre à toute affirmation de groupes minoritaires...

Dans les années 1975-1979, le Mouvement des femmes s’élargit et engage de nouvelles luttes, comme en témoignent la multiplication des groupes (y compris des groupes de femmes latino-américaines, noires, algériennes), des lieux (librairies, espaces de femmes), des campagnes d’action (contre le viol, les violences, pour la solidarité internationale). En même temps les divergences entre "tendances" se précisent : la "tendance lutte de classes", animée notamment par des femmes de la Ligue communiste révolutionnaire, qui anime à Paris la Coordination des groupes femmes, les féministes radicales qui fondent en 1977 la revue Questions Féministes, les courants de la "féminitude" et le groupe Psychanalyse et politique, dont certaines, rejetant féminisme et lesbianisme, incluent "l’homosexualité des femmes" dans le continuum du féminin, côté "nature" et "maternité".

Les lesbiennes du GLF (Groupe de lesbiennes féministes, Paris) entrent peu dans ces débats et travaillent à explorer le vécu lesbien, revendiquant une "différence" et recherchant une "identité" "hors" des définitions patriarcales : un "ghetto revendiqué" où mener "la découverte de nous-mêmes" article Texte 9  ; elles croient toujours à l’unanimisme du Mouvement "Femmes, nous luttons au coté des autres femmes (...) Nous sommes toutes le Mouvement". Dans leurs écrits, comme dans "Vivre et s’aimer entre femmes", publié par Marie-Jo Bonnet (une des fondatrices des Gouines Rouges) en 1976 dans le quotidien Libération article Texte 10 , les lesbiennes féministes revendiquent une subversivité lesbienne, mais déploient leur action plutôt du coté de la culture, du quotidien, de l’affectif.

Les lesbiennes de la Coordination des groupes femmes se réunissent en novembre 1977 dans le cadre d’un "stage" de la coordination. Proposant un atelier sur la sexualité, elles se rendent compte de la difficulté à énoncer dans ce cadre les singularités de leur vécu et de leur oppression [8]. Cadre qui est aussi celui défini par les groupes d’extrême gauche, où la lutte des classes conserve la priorité... La presse d’extrême gauche rend compte d’une contestation féministe, et lesbienne, qui s’amplifie dans les "orgas" comme la LCR, l’OCT article Texte 11 et bouscule le "gauchisme" avant de toucher aussi le PC et le PS [9]. Certaines cherchent aussi un lien avec les homosexuels masculins, notamment le groupe (proche lui aussi de l’extrême gauche) GLH-PQ (Groupe de libération homosexuel - Politique et quotidien, fondé en 1974, actif jusqu’en 1979, qui organise les premières semaines de cinéma et de débats, notamment à Paris et à Lyon, avril et juin 1977) article Texte 12 et la revue Masques (revue trimestrielle dont le premier numéro parait en mai 1979) [10].

Le groupe des lesbiennes de Paris se constitue à la suite de la rencontre des Groupes femmes de novembre 1997, et s’associe au groupe des lesbiennes du Centre des femmes de Lyon, qui prend l’initiative d’une revue lesbienne, Quand les femmes s’aiment..., dont le premier numéro parait en avril 1978, et le dernier en juin 1980. Les liens se nouent en effet entre les lesbiennes et les groupes du pays tout entier, ou de régions, à l’occasion de rencontres d’été ou de fin de semaine. Parmi les débats qu’initient ces groupes, celui sur le rapport avec le mouvement féministe est central article Texte 13 . Des lesbiennes dénoncent leur invisibilisation ou leur oppression dans le mouvement des femmes, notamment le fait d’être contraintes au silence au nom des "priorités" ou pour "ne pas effrayer la masse des femmes". Elles cherchent à articuler la lutte contre "la double oppression, en tant que lesbiennes et en tant que femmes". article Texte 14 .

La manifestation lesbienne et gaie de juin 1977 à Paris, pour protester contre la campagne anti-homosexuelle d’Anita Bryant aux USA, est la première manifestation autonome de ce type (antérieurement lesbiennes ou gais manifestaient dans le cadre de manifestations féministes ou mixtes, comme le 1er mai). Signés de féministes "homosexuelles", "hétérosexuelles", de "lesbiennes" et de "femmes qui vivent autrement", quatre tracts appelant à cette manifestation explorent le lien entre la répression de l’homosexualité et l’oppression de toutes les femmes article Texte 15a article Texte 15b article Texte 15c article Texte 15d . Le tract des féministes "hétérosexuelles" déclare : "les femmes homosexuelles sont attaquées si vilement parce qu’elles sont un point de force et de pouvoir pour toutes les autres femmes (...) Le combat des femmes homosexuelles et le notre car c’est le niveau de pouvoir que nous avons acquis toutes ensemble qu’ils attaquent et que nous défendons". Celui des féministes "homosexuelles" expose que "la répression de l’homosexualité touche toutes les femmes" et qu’elle est "un des arsenaux répressifs de la société patriarcale".

Et qu’en est-il de la théorie féministe ? Notamment de la théorie féministe radicale, largement produite par des lesbiennes ? L’existence lesbienne n’occupe pas de place ni dans l’analyse sociologique du patriarcat ni dans les perspectives stratégiques féministes, et l’hétérosexualité, pourtant questionnée explicitement dans les tracts et manifestes, ne fait pas l’objet d’une étude sérieuse. Dans la revue Questions féministes, ce n’est qu’en 1980 qu’est publié un article analysant explicitement l’hétérosexualité et le lesbianisme : "La pensée straight", de Monique Wittig. A ce moment-là le conflit autour de l’hétérosexualité et du lesbianisme est prêt d’éclater.


[1Françoise Picq, Libération des femmes. Les années mouvement ; Claire Duchen, Feminism in France. From may 68 to Miterrand. Pour la période antérieure : Sylvie Chaperon, Les années Beauvoir ; Claire Duchen, Women’s Rights and Women’s Lives in France, 1944-1968

[2Jean-Pierre Le Goff, Mai 68. L’héritage impossible ; Hervé Hamon, Patrick Rotman, Génération

[3A titre de points de repères : août 1970 : manifestation "à la femme inconnue du soldat inconnue" pour célébrer le 50ème anniversaire du droit de vote des femmes aux USA, septembre 1970, publication du numéro de Partisans (revue des éditions Maspéro, extrême gauche) "Libération des femmes année zéro"

[4Document sur cette manifestation dans La revue H, n°1 ; témoignage de F. D’Eaubonne sur le FHAR dans la même revue, n°2, automne 1996 et 3, hiver 1996/97. Sur l’histoire du mouvement homosexuel (surtout masculin), Frédéric Martel, Le rose et le noir. Les homosexuels en France depuis 1968

[5Marie Jo Bonnet, "Les Gouines rouges", Ex Aequo, octobre 1997

[6Citation tirée d’un récit intitulé "Harmonie ou si l’homosexualité m’était contée", Les Temps Modernes, "Les femmes s’entêtent", 1974. Voir aussi des récits autobiographiques, comme ceux de Cathy Bernheim, Perturbation, ma sœur, Annie de Pisan et Anne Tristan, Histoires du M.L.F. etc..

[7Centre lyonnais d’études féministes, Chronique d’une passion. Le mouvement de libération des femmes à Lyon, Paris, l’Harmattan, 1988

[8"Texte des lesbiennes", ronéotypé, 4p.

[9cf. C’est terrible quand on y pense, 1983

[10La première série paraît jusqu’en 1984, et deux derniers numéros en 1985 et 1986


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