Quelle visibilité pour les lesbiennes dans le cinéma documentaire contemporain ?

mardi 4 septembre 2012
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Quelle visibilité pour les lesbiennes dans le cinéma documentaire contemporain ?

Michèle BRANDINI [1]

Introduction

L’éclairage que je vais apporter est plus centré sur la question de la diffusion et de la réception qui est réservée en France au film documentaire que sur celle qui concerne l’analyse de ses formes et contenus. En d’autres termes, par rapport à la problématique de la visibilité des lesbiennes dans le champ culturel, je souhaite prioritairement poser la question des enjeux du cinéma documentaire.

Je le ferai en observant trois facteurs qui concernent respectivement l’état du cinéma documentaire, la distribution et la réception spécifique de deux films qui mettent en scène des lesbiennes et des homosexuelles.

Tout d’abord, je cernerai les contours du champ actuel du cinéma documentaire. Puis, je le confronterai à la question de la visibilité des lesbiennes dans l’espace de la production et de la circulation visuelle. Quelle est la situation du cinéma documentaire en France de nos jours ? Où en est-on du côté de la production et de la distribution ? Par rapport à cette situation générale du cinéma documentaire, quelle place commence à occuper le cinéma documentaire qui met en scène des lesbiennes ou des homosexuelles ?

Plus spécifiquement pour saisir les enjeux actuels de la « sortie du placard » du « documentaire lesbien », je retracerai le parcours de deux films que je tiens comme exemplaires du point de vue des processus de mise en visibilité. En premier lieu, j’observerai la manière dont Mimi (Claire Simon, 2003) et Le bal des chattes sauvages (Véronika Minder, 2006) ont été produits et distribués dans les circuits commerciaux.

J’analyserai ensuite l’accueil qu’ils ont eu dans la presse en mettant en évidence la manière dont chacun de ces deux films a participé à une stratégie dite de « visibilité lesbienne ».

A la lumière des conclusions nuancées que je tirerai, j’essaierai de préciser pour conclure quel rôle, de mon point de vue, « le cinéma documentaire lesbien » pourrait encore jouer par rapport à la problématique posée.

Les lesbiennes et le cinéma documentaire

Si nous concevons la visibilité comme une démarche qui a pour but de faire connaître et circuler dans l’espace public ce qui ne l’aurait pas encore été de l’histoire d’un groupe minorisé, de sa culture, de sa présence au monde ; en l’occurrence ici de la création visuelle des lesbiennes ainsi que celle produite à leur sujet, nous pouvons dire que tous les films (films réalisés par des cinéastes lesbiennes ou films contenant des thématiques et des personnages de lesbiennes non réalisés par des cinéastes lesbiennes) devraient pouvoir bénéficier d’une « sortie publique » ; c’est-à-dire d’une diffusion accessible à tous les publics, lesbiens ou non. Ces films devraient ainsi bénéficier non seulement de la liberté de création la plus large et la moins contrôlée possible mais également de la distribution la plus entendue qui soit au sein de tous les circuits de diffusion.

En prenant en compte le point de vue qui définit la visibilité comme une démarche volontariste de mise en vue, d’exposition au regard des autres qui « n’en sont pas », qui « donne à voir aux autres », pour évaluer la place occupée par le cinéma documentaire dans la question de la visibilité des lesbiennes au niveau culturel, je vais dresser un bref état des lieux de ce dernier du point de vue de la production et de la distribution actuelle. J’insisterai sur la question de la circulation des films parce que depuis les années 2000, la survie du cinéma d’auteur, tous secteurs confondus, dépend principalement de ce facteur de commercialisation ; le paradoxe étant que le niveau de production correspond de moins en moins à la potentialité de diffusion. De plus en plus de films sont produits mais de moins en moins de films ont de chance d’être vus.

Au sein de l’augmentation générale de la production des films, je signalerai tout d’abord que la production des documentaires a fait un bond considérable depuis une dizaine d’années.

Dans un premier temps, le film documentaire est devenu un objet de programmation pour les chaînes de télévision. Sans me lancer dans une rétrospective des titres que l’on a pu découvrir par le biais d’Arte, de Canal+ ou de France 3, je dirai que depuis les années 95/96, nous avons pu voir par le biais de ces diffuseurs un certain nombre de documentaires qui pour la plupart sinon tous entraient dans le champ des thématiques suivantes : homoparentalité, maternité des lesbiennes, mariage gay et lesbien, histoire du mouvement gay et lesbien, histoire culturelle des lesbiennes, choix de sexualité.

Pour comprendre pourquoi la visibilité des lesbiennes se restreint à ces thématiques-là, il faut savoir que les télévisions citées ont été, dans ces années-là, non seulement des diffuseurs de documentaires mais qu’elles ont participé à plus de 40% à leur production. (chiffres CNC 1997).

La question de la visibilité est liée ici à celle du contrôle exercé par les chaînes sur le contenu et la forme de la production, logique de l’audimat oblige (contrôle de la demande en fonction du goût et de l’intérêt supposés des téléspectateurs). Pour des raisons liées au temps de parole qui m’est imparti, je ne puis m’étendre sur cette question importante qui le plus souvent est débattue par les cinéastes et les producteurs indépendants en termes de « formatage télé ».

A la suite de cette 1ère percée sur les écrans, le film documentaire a ensuite conquis les salles à partir de 2001-2002. Nous avons tou(te)s en tête ici le succès de documentaires tels que La Marche de l’Empereur (400 copies), Le peuple migrateur, Salvador Allende ou encore Etre et Avoir. Actuellement, il est fréquent de retrouver au palmarès des sorties du mercredi, un voire deux films documentaires. En 2000, sur 533 films distribués en salle, 26 étaient des documentaires, à partir de 2003 ce chiffre double quasiment avec respectivement pour 2003 : 42/509 ; pour 2004 :77/559 ; pour 2005 : 57/550. (source CNC 2006).

Ces données concernant l’évolution de cinéma documentaire en France sont à corréler à l’état de la production du « cinéma lesbien » tel que je l’ai défini en amont. Les statistiques institutionnelles faisant ici défaut, à ma connaissance, le film documentaire constitue sans doute plus de la moitié de la production des « films lesbiens » sinon les trois quarts ; le quart restant étant réservé à la production des courts métrages et celle toujours aussi difficile des longs métrages de fiction comme en témoignait encore récemment Pratibha Parmar venue présenter son 1er long métrage au festival de Créteil 2007.

On comprend ainsi pourquoi le potentiel réservé de nos jours à la distribution du documentaire en salle constitue, de mon point de vue, une véritable opportunité au regard de la question de la visibilité des lesbiennes. Et ceci en dépit du fait que la vie des films se joue de plus en plus de nos jours également à ce stade-là du circuit de la commercialisation. La distribution du documentaire, en effet, se fait encore pour partie en prenant appui sur le réseau des salles indépendantes. Ces salles pour la plupart labellisées « art et essai », continuent à résister aux choix de programmation des multiplexes. Cette résistance constitue une force qui s’oppose au drame des rotations rapides qui fait que certains films ne peuvent être vus. Elle permet aussi de surseoir au blocage que les chaînes de télévision peuvent encore exercer en investissant moins dans la diffusion. Cette entrave concerne surtout la fiction, dans une moindre mesure le documentaire, moins lourdement touché mais touché quand même puisque par exemple Ça brûle de Claire Simon n’a trouvé à ce jour aucune chaîne pour l’acheter.

Enfin, par rapport au financement, la faiblesse des coûts de réalisation d’un documentaire plaide en sa faveur. J’en veux pour preuve la comparaison du budget moyen d’un film documentaire qui se situe entre un et deux millions d’euros avec celui d’une fiction d’auteur qui avoisine plutôt les dix millions d’euros. (Vénus Beauté produit par G. Sandoz a coûté 9 millions d’euros). Son mode de production est généralement plus proche de celui des premiers films qui, au regard de l’évolution économique actuelle du cinéma, apparaissent moins menacés que les films d’auteur parce que moins coûteux.

Nous pouvons relire à ce propos le discours tenu par Pascale Ferran lors de la remise des Césars pour Lady Chatterley.

Je vais maintenant essayer d’illustrer cette hypothèse, en analysant le parcours relativement différent bien que balisé de manière similaire des deux documentaires cités en introduction à savoir ; Mimi que Claire Simon a réalisé en 2003, sorte de récit de vie sur et avec Mimi Chiola, et Le bal des chattes sauvages (Katzenball) que Véronika Minder a réalisé en interviewant cinq lesbiennes suisses en 2005.

Thématique de l’homosexualité féminine et du : « coming out » du « cinéma documentaire lesbien ».

Circuit de Mimi et du bal des chattes sauvages (Katzenball).

Mimi est un film que Claire Simon a réalisé en 2002. Ca brûle, son dernier film a été présenté en 2006 à la Quinzaine des réalisateurs. Entre ces deux films, elle a réalisé en 2005 : Est-ce qu’on a gagné ou est-ce qu’on a perdu ?

Mimi est un long métrage documentaire (35mm, 1h45) sorti en salle en avril 2003 en même temps que Frida. Il a été distribué par Pirates, une société de distribution créée en 2002 par trois producteurs indépendants reconnus pour leur engagement dans le cinéma de création et de recherche. Paulo Branco (Gemini) producteur attitré de Ruiz et de Olivera, Humbert Balsan de Ognon Pictures et Gilles Sandoz qui en 2001 a crée la société Maïa films, productrice de Mimi et de bien d’autres œuvres. Citons par exemple ; Lady Chatterley de Pascal Ferran ; Etre et Avoir de Nicolas Philibert.

Mimi est sorti sur une trentaine de copies [2]. Ce qui est un petit nombre de copies comparé aux 500 copies qui ont participé à la sortie de Chouchou la semaine suivante. Mais ce nombre paraît honnête pour un documentaire entrant dans le champ du cinéma d’auteur. Comme autre élément comparatif, je citerai Ad Vitam qui a sorti Lady Chatterley sur 80 copies. Il n’en restait plus que 30 en circulation au moment des Césars. Seules 5000 entrées avaient été réalisées. (Après les Césars, le distributeur en a ressorti 84 et a rajouté 13 salles à son dispositif).

Outre l’implication du producteur et du distributeur, deux autres éléments sont à prendre en compte dans la sortie réussie du film : l’engagement et le renom de Claire Simon.

Le cinéma de Claire Simon n’appartient pas au cinéma engagé au sens classique et historique du terme mais plutôt à un cinéma que j’appellerai « combatif ». Claire Simon œuvre activement aux côtés d’autres pairs (Moullet, Gheerbant, Philibert, Kramer, Dindo, Le Roux) pour faire vivre un cinéma documentaire d’auteur toujours plus au moins menacé au plan économique. Ce contexte de lutte et de résistance des acteurs doit absolument être pris en compte pour apprécier à sa juste mesure les démarches qui ont été faites en direction des associations notamment lesbiennes et féministes lors de la distribution du film. A Paris, au MK2 Beaubourg, Cineffable l’a accompagné par un débat. A Toulouse, Bagdam Ecole s’est insurgé contre cette démarche d’ouverture au tissu associatif lesbien. Pour ma part je pense que cette démarche est non seulement propre au cinéma d’auteur mais surtout vitale pour lui.

Le contexte politique français doit ici être pris en compte parce que les cinéastes auxquels je viens de faire allusion et au premier chef Claire Simon n’y sont pas indifférents. Je rappelle simplement qu’au moment de la réalisation de Mimi, en 2002, la droite est de retour au pouvoir en France.

A cette pugnacité s’adjoint la reconnaissance de Claire Simon en tant qu’auteur confirmé. Elle a été remarquée par la critique en 1995 avec Coûte que coûte et promue au rang d’auteur en 97 avec Sinon, oui, son 1er long métrage. C’est cette reconnaissance qui lui a permis de sortir en 1998, Récréations, film réalisé six ans plus tôt en 92.

Mimi a fait partie de la sélection 2003 du Festival de Berlin, section « Forum International du Nouveau Cinéma ». Il a circulé dans le réseau des salles indépendantes et le réseau art et essai. Claire Simon et Mimi Chiola ont accompagné sa sortie en participant à de nombreuses présentations en France. Le film a bien circulé et dans l’ensemble a bien marché. Il a été édité en DVD par Maïa Films et Doriane Films.

Circuit du bal des chattes sauvages (Katzenball).

Le bal des chattes sauvages (Katzenball) est un premier film suisse. Il a été réalisé en 2005 par Véronika Minder qui a, à son actif, la réalisation en 2001 d’un court-métrage sur Margrit Baumann. Il s’agit d’un portrait généralement. Véronika Minder est connue en France pour ses activités en tant qu’exploitante de salle et programmatrice (salle d’Art et Essai à Berne), et en Suisse, également pour ses activités de médiatrice culturelle. (Mise en place d’expositions, de concerts, d’événements culturels ayant trait à la mode et la musique).

Le film a été produit par Valérie Fischer (Zurich) de Cobra Film AG qui a bien soutenu le projet de Véronika Minder. Il a également bénéficié de fonds de soutien accordés par le département fédéral de la culture de la ville et du canton de Zurich ainsi que du service culturel de la ville de Bern.

Pour trouver un distributeur en France, Le bal des chattes sauvages n’a pas bénéficié du renom de sa réalisatrice en tant que cinéaste à la différence de Mimi, mais a été aidé par les nombreux prix et sélections qu’il a obtenus notamment au niveau des festivals internationaux gays et lesbiens. Mais compte tenu de son important palmarès, pour la perspective choisie, je dirai seulement qu’en 2005, à la Berlinale, il a été récompensé par un Teddy comme meilleur film documentaire.

Il a encore été primé comme tel par les cantons de Berne et de Zurich. Quant à ses sélections dans des festivals de films documentaires, il a été retenu à Oslo, Turin, Munich, Cracovie, Séville. C’est dire que c’est un film qui circule bien tant dans le circuit du film Gay et Lesbien que du film documentaire.

Ces récompenses et sélections ont sans aucun doute facilité sa sortie en France. Le distributeur, Epicentre Films l’a sorti sur 5 copies seulement en lui réservant une édition DVD. Pour marquer son lancement, il l’a sorti en janvier 2006 en même temps que 3 autres films à thématique gays et trans. (Reinas de Manuel Gomez Pereira -Espagne- ; Odette de Joao Pedro Rodrigues -Portugal-, l’auteur de O fantasma ; et George Michael : mon histoire -Etats-Unis-). Ces sorties conjointes ont permis au bal des chattes sauvages d’être mieux remarqué par la presse et le public gay et lesbien. Son distributeur possède le label Art et Essai, et a à son catalogue des films répertoriés notamment par rapport à l’homosexualité. Cet étiquetage permet un meilleur repérage pour l’exploitant qui souhaite le louer. Ainsi le film a été diffusé, entre autres, au MK2 Beaubourg. Je pense qu’il a été maintenu à l’affiche au moins trois semaines en réalisant à peu près 1 200 entrées ce qui n’est pas négligeable.

Réception de Mimi et du bal des chattes sauvages (Katzenball).

Après la mise en perspective de ces deux modalités de distribution qui me paraissent emblématiques d’au moins deux entrées possibles dans l’exploitation commerciale du film, je voudrais brièvement aborder la question de la réception de ces films par la presse grand public. Je vais essentiellement me référer ici à ce que les journalistes de nos grands quotidiens – Le Monde, Libération, l’Humanité, La Croix, le Figaro, le Canard enchaîné, Les Échos - ont pu en dire ainsi que ceux de quelques magazines plus spécialisés dans le cinéma tels que Première et Télérama. Compte tenu du temps qui m’est imparti pour cet exposé, je n’aborderai ni la réception par la presse gay et lesbienne ni sur internet.

Réception du bal des chattes sauvages

Le bal des chattes sauvages dont je rappelle que la thématique porte sur l’histoire de l’homosexualité féminine en Suisse a été bien reçu par l’ensemble de cette presse qui dans ses classements par goût lui décerne entre 2 et 3 étoiles.

Le film est apprécié unanimement pour son ton léger, plaisant, vivant. Les adjectifs qui reviennent le plus souvent sous la plume des journalistes sont : « drôle, émouvant, grave et sensible, élégant, pas trop militant, vivant, plein de malice, divertissant ».

L’hebdomadaire le moins louangeux est le Canard enchaîné qui dans son billet reste très misogyne avec des affirmations restrictives énoncées sur un mode contradictoire du type : « Ces femmes homosexuelles sont souvent émouvantes (bien qu’elles soient discrètes et militantes, raides ou copines) et disent parfois des choses intéressantes ».

La presse a donc été séduite par le ton à la fois ludique et sérieux du propos, et sans doute aussi le rythme enlevé du film. But visé par Véronika Minder qui déclare avoir voulu « raconter une histoire qu’on ne connaît pas encore » en optant pour « une forme documentaire plus divertissante qu’ennuyeuse ».

Réception de Mimi

Mimi qui, je le rappelle, est la reconstruction de l’histoire de Mimi Chiola par elle-même. Bien que déprécié par Le Figaro qui le dit « bavard et fade » et le Club Obs.com qui trouve la vie de Mimi ni intéressante ni vraiment passionnante, le film fait l’unanimité dans la presse. Il est apprécié pour son charme singulier, sa sensibilité, sa liberté, sa saveur, son humanité, le goût de vivre qu’il insuffle.

Des visages positifs avec lesquels le spectateur peut sympathiser.

Cette bonne perception des deux films résulte du traitement filmique, différent mais pertinent et maîtrisé du propos par les réalisatrices, ainsi que de la personnalité des protagonistes.

Les Cinq lesbiennes interviewées par Véronika Minder sont convaincantes, courageuses. Elles parlent d’elles sans réserve. Elles ne craignent pas d’afficher publiquement leur préférence affective et sexuelle ce qui les rend sympathiques au spectateur.

Mimi Chiola, elle plaît surtout pour sa personnalité. La presse est séduite par sa gouaille, ses talents de conteuse, sa franchise et sa pudeur, sa détermination, sa chaleur, sa générosité, sa simplicité et sa liberté. Comme le titre la Croix « Mimi, c’est quelqu’un ».

Et en effet, Mimi est d’autant plus présente à l’écran, non comme personnage mais comme personne, que la distance avec laquelle Claire Simon la filme engage la confrontation avec le spectateur sans qu’il s’identifie à elle. La posture spectatorielle est différente dans le film de Véronika Minder. Nous suivons d’autant mieux le parcours des protagonistes et dialoguons d’autant plus avec elles que nous pouvons nous identifier à elles et à leurs propos.

Positivité des « images »

Les deux films concourent donc chacun à leur manière pour les raisons que je viens d’énoncer à donner une image positive des lesbiennes. Les modalités narratives choisies par Véronika Minder, tout comme la démarche plus filmique empruntée par Claire Simon travaillent l’une comme l’autre à défaire les clichés et briser le stéréotype. Seule la critique nuancée d’Elisabeth Lebovici dans Libération souligne qu’il y a contradiction entre les propos tenus et les choix opérés par rapport aux extraits de films qui selon elle réintroduisent des clichés au niveau de l’iconographie.

Pour ce qui est du bal des chattes sauvages, cette positivité se traduit dans la presse en termes d’acceptation de soi puis d’affirmation ; autrement dit en termes d’émancipation et d’épanouissement personnel liés aux conquêtes des femmes et des lesbiennes et des gays durant les deux siècles derniers. Le parcours de chacune ressemble au parcours de tout homosexuel(le), ce que Didier Eribon désigne comme un processus de resubjectivisation dans la question gay. L’homosexualité féminine devient une cause entendue, légitime parce que perçue comme un cheminement personnel que le progrès de l’histoire sociale et culturelle a rendu possible.

Mimi pour sa part défie le stéréotype parce qu’elle se montre forte des choix qu’elle a dû faire dans sa vie et par la manière dont elle les assume avec distance et bonheur. Il s’agit moins pour elle de prendre conscience de sa différence, de l’accepter et de la vivre au plan affectif et sexuel que d’opter à chaque moment important de sa vie pour des alternatives qui la sortiront d’une condition sociale à laquelle elle paraissait vouée. Ainsi la suivons nous passant de la condition d’assistée (assistance publique) à celle d’ouvrière destinée au mariage et à la procréation pour devenir une personne (lesbienne pour qui lie encore lesbianisme et politique) libre parfaitement assumée dans le choix de ses relations amoureuses, de son travail et de son mode de vie. Prévaut ici la liberté d’un « sujet » sorti de l’assujettissement qui force les autres au respect, et notamment les hommes du village où elle a choisi de vivre et de travailler avec sa compagne. Nous sommes loin de la conquête d’une sexualité assumée dont traite le bal des chattes sauvages.

Cette stratégie qui par la positivité des images produites permet de rendre visible les lesbiennes fait partie des intentions revendiquées par Véronika Minder, commence depuis quelques années, à être de plus en plus présente dans le cinéma qui met en scène des personnages et des « histoires lesbiennes » sans se revendiquer lesbien.

La production et la diffusion d’images positives sont des étapes incontournables de la visibilité mais réussissent- elles à elles seules à changer le regard des autres ? Réussissent-elles par de-là la légitimation des préférences et des choix amoureux, à redonner une histoire sociale et politique à des individu(e)s qui appartiennent une catégorie toujours dénigrée et occultée des pratiques culturelles dominantes ? Réussissent-elles à exhumer un passé collectif qui fait sens pour le groupe, pour l’individu concerné qu’il se pense hors ou dans le groupe d’appartenance, et pour les autres ?

De quelle visibilité s’agit-il ?

Pour répondre à cette question centrale, je me pencherai sur la manière dont la presse dénomme les lesbiennes. J’aborderai ensuite la question du type de discours qu’elle construit autour de l’homosexualité féminine.

La question de la dénomination.

La quasi totalité de la presse désigne les protagonistes du bal des chattes sauvages comme des femmes alors que certaines se présentent en tant que lesbiennes notamment Liva Tresh, la photographe reconnue de la communauté lesbienne et gay de Zurich. « J’ai, dit-elle encore, été plusieurs personnes portant des noms différents pirate/ gentleman/ maquerelle », et Samira Zingaro la plus jeune qui a par ailleurs réalisé un court métrage sur le plaisir féminin.

Le terme « lesbienne » est uniquement utilisé pour les référer à un groupe de femmes particulières. J’ai relevé des énoncés récurrents où il est question de quatre voire cinq générations de lesbiennes. En règle générale, le mot n’est pas utilisé où quand il l’est, c’est de manière interrogative, réservée et distanciée.

« Lesbiennes ? (entendons ces femmes-là) quelle drôle de définition se demande le journaliste de L’Humanité. Dans Libération, après avoir relevé qu‘en dépit de son titre, le film était exempt « de toutes connotations libidineuses (graou, graou)-je cite- », Elisabeth Lebovici précise que ce dernier parle aussi : « de lesbiennes, même si ce vocable-là ne fait pas toujours le bonheur des cinq femmes interrogées ». (C’est moi qui souligne). Quant à Françoise Maupin dans le Figaro, elle se plaît à signaler que Johanna, la nonagénaire, après s’être mariée deux fois, devient enfin une « lesbienne authentique », dénomination qu’elle met non sans ironie entre guillemets bien entendu. Dans le Monde, Jean Mandelbaum utilise une série de périphrases sans doute pour éviter le mot fatal, celui qui aujourd’hui encore ne peut être prononcé. Les démonstratifs qu’il utilise n’ayant par ailleurs aucune reprise dans le texte en brouillent toute la lisibilité. Ainsi peut-on lire : « …des premières luttes organisées pour l’émancipation féminine, à la faveur desquelles des femmes ont commencé à marquer cette différence, à l’éventuel coming out qui accompagne aujourd’hui ce type de situation ».

Le qualificatif « homosexuelles » n’est pas plus employé. Je ne l’ai rencontré qu’à deux reprises, et seulement pour référer les protagonistes encore une fois à une instance collective que l’on peut implicitement qualifier si on glisse sémantiquement du qualificatif au substantif, l’homosexualité féminine, étant elle toujours nommée [3].

Construction d’un discours consensuel

On assiste ainsi à la construction d’un discours centré sur l’homosexualité féminine définie classiquement comme l’attirance pour une personne de même sexe. La question récurrente et centrale qui hante la vie de « ces femmes" est bien entendu l’amour. Que font-elles ? « Simplement, elles s’aiment » répondent en cœur la plupart des articles. Reste ainsi à la mémoire attendrie du journaliste de l’Humanité « Johanna qui a tant aimé son Irène ». Que nous apprend alors le documentaire ? Que des « femmes attirées par les femmes existaient déjà bien avant qu’on en parle (de l’homosexualité féminine) » formulation que l’on trouve de manière étonnante dans le synopsis également, et que ces femmes marginales aux amours d’antan difficiles peuvent aujourd’hui aimer au grand jour. Le trait saillant du discours que construit la presse à travers la positivité des images ; c’est l’amour entre femmes enfin rendu possible, la quête du bonheur enfin à portée de main. Nous retrouvons là le discours dominant généré par le mouvement gay. Je vous rappelle à ce sujet que la Gay Pride à partir de la fin des années 90 est devenue la « fierté homosexuelle » pour se décliner ensuite en marche bi, trans et autres...

La question de la dénomination dans Mimi

Si je reviens maintenant à la question de la dénomination dans Mimi, je noterai en premier lieu que Mimi Chiola échappe à la catégorisation femme. Ce sont les termes de personne, (une) mortelle, (une) dynamique niçoise qui sont utilisés pour la désigner.

Comme je l’ai déjà signalé ce qui impressionne la presse c’est avant tout la personnalité de la protagoniste. Jean Roy dans l’Humanité citant Claire Simon confirme : « Mimi n’est pas une vedette, c’est quelqu’un » jugement repris par tous à l’unisson.

Ce faisant la presse va s’attacher à décrire la singularité de la vie Mimi en en reprenant les étapes majeures dont les fragments concernant son homosexualité font partie. Tous les articles font positivement référence à l’homosexualité de Mimi à l’exception du Figaro qui trouvant le film fade et bavard parle de « son amour des trains » sic.

Des Echos qui la dit « …amoureuse de la belle fille aux seins lourds qui, à la bonneterie, ressemblait à Gina Lollobridgida » ; à Première qui à propos de sa parole vraie et juste prend note de « la révélation tranquille et quasi accidentelle de son homosexualité ou la résurrection presque palpable d’une dernière étreinte avec une femme désirée » ; ou au Monde qui fait l’éloge de ses combats qui passent par son homosexualité assumée « malgré son éducation catholique, jusqu’à la montagne où elle s’est installée plus tard avec une femme » ; en passant encore par Télérama qui en saluant la puissance évocatrice de son style reparle des « femmes qu’elle a aimées » dont son premier amour pour « une ouvrière qui ressemblait à Gina Lollobridgida dans pain, amour et fantaisie » ; tous les journaux et les magazines font ainsi état de l’homosexualité de Mimi.

Un seul article cependant la désigne comme « homosexuelle ». Jean Roy dans l’Humanité en évoquant sa vie de résistance utilise le substantif en parlant de « la vie de cette homosexuelle ». Quant à Mimi, elle ne se désigne aucunement, ni comme lesbienne ni comme homosexuelle. Mieux dans le film, comme le relève Gérard Lefort dans Libération, le mot « homosexualité » n’est pas prononcé. C’est que dans ce film Claire Simon a gagné le pari dont Monique Wittig souligne l’enjeu dans l’avant-note qu’elle a écrite à La passion de Djuna Barnes. « Écrire un texte, dit-elle, qui a parmi ses thèmes l’homosexualité c’est un pari, c’est prendre le risque qu’à tout moment l’élément formel qu’est le thème surdétermine le sens, accapare tout le sens, contre l’intention de l’auteur qui veut avant tout créer un œuvre littéraire ». « Quand cela arrive, (continue-t-elle) le texte cesse d’opérer au niveau littéraire (…) Cela devient un texte à thème social et il attire l’attention sur un problème social ». (En note Flammarion, 1982, p12). C’est donc un des risques qu’encoure la littérature minoritaire qui ainsi déconsidérée par la critique ne peut plus agir dans le champ littéraire, champ qui est une machine de guerre pour Wittig.

Même si le film de Claire Simon n’appartient pas à la textualité à laquelle se réfère M. Wittig, le pari ici est incontestablement gagné. Certains journalistes d’ailleurs s’en font l’écho tel Philippe Royer dans La Croix qui souligne que « le saphisme reste au second plan. Il est pris dans tout » dit-il. Dans les Echos, Annie Coppermann poursuit : « Il n’y a pas de suspense ici, ni de secret, la préférence de Mimi pour les femmes, avouée vers la fin, on s’en doutait déjà et, à vrai dire, ce n’est pas l’essentiel ». Quant à Erwan Higuinen dans les Cahiers, il va plus loin en écrivant « Mimi aime les femmes. Cette découverte fut pour elle, adolescente, un bouleversement mais, dans le film, ce n’est ni le sujet premier ni une révélation appuyée, et encore moins un aveu. C’est si l’on veut, une direction, une manière d’aiguillage qui entraîne la vie de Mimi… ».

Ainsi le discours à propos de l’homosexualité féminine dont nous avons balisé les contours à propos du bal des chattes sauvages ne peut être construit ici. Les propos qui prennent le relais opèrent le passage entre la banalité, la quotidienneté de la vie de Mimi et son universalité. La presse s’attache à mettre en évidence par-delà la singularité des situations remémorées, leur humanité : « La vie de cette homosexuelle ayant fui le salariat, (…), est trop spécifique pour être banale mais simultanément si ordinaire qu’elle en devient universelle en son unicité » conclut l’Humanité.

Pour terminer, je relèverai encore la différence de définition donnée à l’homosexualité féminine. Pour un bon nombre de rédacteurs, Mimi n’est pas une femme qui aime les femmes mais une personne qui préfère les femmes aux hommes. « Mimi Chiola raconte sa vie ; égrène ses souvenirs d’ouvrière, de restauratrice, de femme préférant les femmes aux hommes » note le Canard Enchaîné. Il va sans dire qu’elle évolue dans notre monde structuré par l’hétérosexualité et qu’au quotidien elle affronte de par la position singulière qu’elle occupe dans ce système de classe de sexe, les hommes ne serait-ce que pour se faire respecter et s’imposer comme leur égal(e). (cf. le récit de son implantation comme restauratrice).

Conclusion

La réception par la presse, le nombre d’entrées réalisé par ces deux films démontrent que la diffusion commerciale en salles est un élément positif pour assurer une visibilité tout public.

Le « cinéma documentaire lesbien », voire « le cinéma lesbien » dans son ensemble gagnerait à sortir de la confidentialité dans laquelle il est encore tenu en n’empruntant que le circuit du réseau communautaire qui lui est réservé.

Mais pour être pleinement efficace dans l’esprit des spectateurs, il doit non seulement gagner le pari du thème comme j’ai essayé de le montrer mais encore celui du sens tout aussi sinon plus important. Le lesbianisme, en effet, est avant tout une manière d’être et de penser le monde. Il ne peut être réduit à un choix de sexualité. L’enjeu de la création documentaire est de ce fait considérable qui non seulement doit concourir à construire notre histoire culturelle, sociale et politique en sortant notamment de l’oubli les écrits politiques que les lesbiennes ont écrits mais aussi doit travailler contre le consensualisme et l’uniformisation de la pensée dominante aujourd’hui.


[1Diplômée de lettres, elle est membre de l’association A.S.T.A.R.T.I pour l’art audiovisuel depuis 1985. Elle a fait partie de la commission programmation du festival international de films lesbiens et féministes « Quand les lesbiennes se font du cinéma ».

Elle est l’auteure de plusieurs articles sur le cinéma dont « Variations cinématographiques. A propos de la lesbienne masculine », paru dans l’ouvrage « Attirances » (sous la direction de Christine Lemoine et d’Ingrid Renard, Ed. Gaies et lesbiennes, 2001).

[2Chouchou a été classé 5ème au box office arrivant notamment après Nemo, Matrix. généralement Chouchou = 554 copies ; entrées 1ère semaine = 606 731 ; entrées par copie = 1095 ; cumul des entrées la semaine suivante = 2.363.504 (source du Film français) Succès qui a surpassé Daredevil en comptabilisant 800 000 entrées en cinq jours

[3Et même si certains journalistes mettent en garde le spectateur contre un titre qui pourrait laisser croire à « un film érotique sado-maso » (Ecranlarge) sur le net, il faut signaler que l’iconographie proposée n’hésite pas à montrer des femmes qui s’adonnent au plaisir du baiser profond.


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lundi 2 mars 2020

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