Révolution et/ou réformisme homosexuel dans les années 1970

samedi 16 juin 2012
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"Révolution et/ou réformisme homosexuel dans les années 1970".

Marie-Jo BONNET [1]

Née au même moment, en 1971-1972, à Paris et à San Francisco, la révolte homosexuelle s’est exprimée de manière très différente dans les deux villes. Nous nous demanderons si le MLF et les Gouines Rouges ont eu une influence sur la radicalisation du FHAR, sa mixité et ses positions révolutionnaires face à un mouvement nettement plus masculin à San-Francisco et d’emblée réformiste.

J’aimerais dire en introduction que l’homosexualité a été le moteur du MLF. Homosexualité symbolique, à travers la volonté de former un mouvement non mixte, et homosexualité réelle avec une pratique amoureuse qui a touché beaucoup de femmes, à commencer celles qui se définissaient comme hétérosexuelles. L’homosexualité a donc opéré un brouillage salutaire d’identités sexuelles conditionnées par la société.

De plus, sans les lesbiennes, il n’y aurait pas eu de MLF aussi subversif et sans le MLF, il n’y aurait pas eu l’émergence d’un mouvement homosexuel révolutionnaire. C’est-à-dire en rupture avec le réformisme homophile de l’association Arcadie. Enfin, je dirai que le MLF a été pour moi le lieu d’une renaissance. C’est là où je me suis acceptée comme femme, où je suis devenue fière d’être une femme rebelle unie à d’autres femmes rebelles et où j’ai assumé ouvertement mes désirs. C’est là aussi où la sexualité a cessé d’être une frontière séparant d’un côté les hétéros et de l’autre les homos.

Je parlerai aujourd’hui du mouvement homosexuel proprement dit et des réflexions que m’a inspiré le film de Gus Van Sant sur Harvey Milk qui raconte la révolte des homosexuels à San Francisco et leur lutte pour les droits civiques. Car il se trouve que les deux mouvements, à Paris et à San Francisco sont nés pratiquement au même moment.

La mixité du FHAR

Pour moi qui ai vécu la révolte des homosexuel-le-s exactement à la même période (1971-1980), le film sur le mouvement gay de San Francisco est un grand sujet d’étonnement. En effet, s’il y a une réelle différence entre San Francisco et Paris, elle se situe d’abord là. En France, la révolte a été mixte dès le départ. Et je dirai même que ce sont des femmes, Anne-Marie Grélois et Françoise d’Eaubonne, qui l’ont impulsée, jusqu’à ce que des garçons venus d’horizons différents se joignent à l’embryon de groupe qui se formait. Il y avait bien sûr l’extrême gauche avec Guy Hocquenghem qui faisait partie du groupe maoïste "Vive la Révolution" et devait avoir un rôle déterminant dans le démarrage du FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) [2] grâce à deux actes : la publication du numéro 12 de Tout, le 23 avril 1971 avec une double page entièrement consacrée aux homos, hommes et femmes. Et à son interview publiée en janvier 1972 dans le Nouvel Observateur où le beau jeune homme, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, parlait ouvertement de son homosexualité.

Le FHAR est issu également de "l’homophilie réformiste" défendue par le mouvement Arcadie, fondé par André Baudry, avec Pierre Hahn notamment, qui écrivait dans la revue d’Arcadie, et avait courageusement publié une histoire de l’homosexualité sous le Second Empire intitulée "Nos ancêtres les pervers".

Enfin, beaucoup de jeunes non politisés ont rejoint rapidement le FHAR ; parfois des jeunes politiquement à droite mais qui en avaient marre de se faire pourchasser dans les "tasses" et aspiraient à une vie mieux respectée.

La mixité est donc la première caractéristique de Paris par rapport à la côte est des Etats-Unis. Dans le film de Gus Van Sant on ne voit aucune femme à l’horizon jusqu’à l’apparition d’Anne Kronenberg [3] qui entre dans l’équipe de la campagne électorale en tant qu’attachée de presse. "Vous voulez bien d’une gouine", demande t-elle aux jeunes gens assemblés dans le magasin d’Harvey Milk. Oui ! bien sûr ! sauf qu’on se demande si c’est bien ainsi que s’est passé son entrée dans le groupe gay.

D’où ma première question : le women’s Lib était-il si loin des gays de San Francisco ? Dans le film sur Harvey Milk, on ne nous montre aucune action commune, aucun contact entre les deux mouvements contestataires de la phallocratie ; le combat des homosexuels semblant être celui des gays exclusivement et celui des femmes sans rapport avec les gays. Où étaient les lesbiennes de San Francisco ? Se reconnaissaient-elles dans les actions menées par Harvey Milk et ses compagnons sur les questions du coming out, de la "Proposition 6", et contre l’homophobie d’Anita Bryan ? On aurait aimé le savoir.

De même en ce qui concerne leur rapport à "la communauté gay". D’avoir réussi à ce que les gays se rattachent à un sentiment communautaire constructeur est une victoire. Comme d’avoir su utiliser les lois démocratiques pour faire reconnaître son droit à l’existence. La priorité des femmes étaient-elles ailleurs ?

L’homosexualité porteuse de valeurs révolutionnaires

La deuxième différence avec la France se situe dans la conscience, ou dans l’espoir, que l’homosexualité était porteuse d’une aspiration révolutionnaire à la transformation sociale. Libertaire dans son jaillissement, la révolte des homosexuel-le-s de Paris est longtemps restée en dehors de tout combat juridique, fidèle en cela à ses sources de la gauche extra parlementaire qui ne concevait pas de solutions de type politique traditionnelle. Nous étions même beaucoup à penser que l’homosexualité était révolutionnaire en soi, ou à défaut, porteuse de nouvelles valeurs contestataires de la société phallocrate. "A bas la société mâle" était un des slogans du MLF et cela explique pourquoi l’alliance entre le MLF et le FHAR s’est réalisée aussi facilement sur la base d’un rejet de la "virilité fasciste", de la famille et du sexisme.

Si ces lesbiennes se sont vite rendu compte que la misogynie était encore enracinée chez de nombreux gays au point de menacer la mixité du début, il n’en reste pas moins que ce point de départ tout à fait neuf dans l’histoire de l’émancipation sexuelle a permis aux homosexuels de mener une réflexion sur le sexisme qu’ils n’auraient peut-être pas faite sans la confrontation avec les femmes révoltées que nous étions. Le FHAR a donc eu une coloration féministe que l’on ne retrouve pas dans le combat des gays de San Francisco qui se développe très rapidement sur la question des droits civiques.

L’idée de se présenter aux élections en tant qu’homosexuel pour défendre les droits de la communauté homosexuelle ne pouvait pas fleurir en France.

D’abord, parce que la France est le premier pays à avoir effacé la sodomie de la liste des crimes contre-nature, en 1791, sous la Révolution, ce qui ne l’a pas empêchée de développer une lesbophobie anti monarchiste à travers la dénonciation du lesbianisme de la Reine Marie-Antoinette. Ensuite parce que la France a une tradition "universaliste" tendant à absorber l’Autre plutôt qu’à le reconnaître comme différent. Le combat politique ne pouvait donc se développer de la même façon dans les deux pays, compte tenu des différentes matrices historiques qui conditionnent son émergence.

Le film Harvey Milk nous montre l’efficacité du combat réformiste pour les droits civiques et la façon dont il s’inscrit dans la tradition politique américaine, le combat des Noirs, et bientôt celui des autres minorités ethniques. En France, il s’inscrit dans une sorte de rébellion matriarcale, à la façon d’un retour du refoulé des révolutions républicaines.

Par exemple, les homosexuels français qui se sont présentés aux élections sous l’appellation "Différence 78" n’ont eu aucun succès, alors qu’Harvey Milk a fini par être élu en 1977 conseiller municipal de San Francisco, élu du 5e district. Il fut le premier élu homosexuel dans une grande ville américaine. Et c’est grâce à cette légitimité qu’il put encourager les homosexuels à s’assumer publiquement au moyen du coming out et mener le combat contre la "Proposition 6" du sénateur Briggs qui voulait licencier les enseignants ouvertement homosexuels.

Le pouvoir économique des gays

La troisième différence qui s’est effacée avec le temps tient à la force politique du commerce gay. C’est en s’organisant entre commerçants gays vivant dans le quartier du Castro street que le mouvement a commencé à se structurer à San Francisco. "L’Association des commerçants gays", fondée en 1972, a servi de base électorale à Harvey Milk et lui a permis de rencontrer d’autres gays organisés dans des structures plus droitières. Cet enracinement dans la Cité, au moyen de commerces ayant pignon sur rue, fut un élément non négligeable du succès. Et c’est là où Paris rejoindra San Francisco quelques années plus tard, sans toutefois avoir le même impact électoral. Si le quartier du Marais, à Paris, va devenir un lieu de visibilité de l’homosexualité masculine dans la cité, cela se fera aux dépens du politique et du mouvement associatif gay puisque l’argent va déterminer dans une large mesure les zones d’influences et les hiérarchies de pouvoir.

Par ailleurs, les femmes sont largement exclues de ce jeu d’influence économique. Parce que la disparité entre le salaire des hommes et des femmes n’a pratiquement pas bougé en trente ans, et parce que cette discrimination n’a jamais été une des priorités du combat homosexuel. On lutte pour se marier, comme les hétérosexuels, pour l’égalité dans l’adoption mais pas pour l’égalité économique entre les hommes et les femmes.

Pourtant, et cela devrait être un sujet de réflexion pour les groupes LGBT, ce sont bien des femmes du MLF qui ont organisé la première manifestation contre la campagne homophobe d’Anita Bryant. Et ce n’est peut-être pas par hasard.

La première manifestation en France contre la répression du l’homosexualité

On a vu dans le film Harvey Milk l’importance de la riposte des gays contre la croisade anti-homo lancée par la chanteuse Anita Bryant dans tous les Etats Unis. Or en France la riposte est venue des femmes qui organisent le 27 juin 1977 une longue marche de la République à Belleville sous une banderole où est écrit : "Phallocratie, moralité, virilité, y’en a marre". Cette marche ne rassembla pratiquement que des femmes, comme on peut le voir sur le film vidéo réalisé par "Le lézard du péril mauve et la guerrière pamplemousse" [4]. Les garçons étaient venus en tout petit comité. Était-ce un signe d’essoufflement de la première vague du militantisme homosexuel ? Le Fhar s’était dispersé après deux ans d’assemblées générales et de manifestations au côté du MLF. Quelques journaux comme Le Fléau social et Antinorme continuaient de paraître tandis que les éléments les plus politisés cherchaient à réorganiser la base à travers la formation de plusieurs "Groupes de Libération Homosexuel, Politique et Quotidien" (GLH-PQ) qui commençaient à se réunir à Paris et en province.

Les femmes avaient encore la main, si je peux dire, et semblaient plus conscientes du danger représenté par la campagne d’Anita Bryant. Pourquoi ? D’abord parce que les liens entre féministes américaines et françaises étaient plus forts qu’entre les gays des deux pays.

Souvenons-nous que c’est en solidarité avec la grève des Américaines en août 1970, qu’un petit groupe de Parisiennes est allé déposer à l’Arc de Triomphe une gerbe "à la femme inconnue du soldat". Plusieurs Américaines ont accompagné le développement du MLF à Paris. En 1977, le Mouvement de Libération des Femmes a encore conscience que si l’on s’attaque aux lesbiennes, les autres femmes seront les prochaines victimes du retour à l’ordre moral.

Le journal Libération consacra une page entière à l’événement avec un article sur la "Colère Gay" aux États Unis signé par Annette Lévy-Willar. La journaliste avait participé au MLF dès le début et connaissait bien les USA. Le chapeau de l’article est très intéressant car il se fait l’écho du débat qui avait lieu alors sur la différence entre l’homosexualité masculine et l’homosexualité féminine, en remarquant que c’est la première fois en France "qu’une manifestation est exclusivement organisée contre la répression de l’homosexualité".

« Des féministes qu’on appelle homosexuelles »

Le journal citait un tract signé par « des féministes qu’on appelle homosexuelles » qui expliquait en effet :
"Les hommes homosexuels ne font que réaliser une homosexualité masculine latente, présente dans toutes les institutions. Si l’homosexualité masculine est un crime, c’est qu’elle doit rester latente pour cimenter le pouvoir des hommes".

Cette analyse de l’homophobie est totalement absente du film Harvey Milk, et l’on se demande si les féministes américaines "qu’on appelle lesbiennes" se contentaient de suivre les mots d’ordre du mouvement gay, ou si elles rejoignaient les analyses des Françaises. La question du pouvoir des hommes n’est pas anodine, et sa disparition, au cours des années, au profit d’une mise en avant des intérêts dits communs entre les deux sexes, fait partie de l’effacement des actions féministes sur le terrain de l’homosexualité d’un côté de l’Atlantique comme de l’autre.

J’en donnerai un exemple avec la légende de la photo de cette manifestation, publiée dans le magasine l’Express en janvier 1978. La photo représente un groupe de femmes tenant la banderole "Contre la répression de l’homosexualité" dans lequel je reconnais Jocelyne Camblin, Florence, Catherine, Geneviève, et toutes les compagnes du mouvement. Or la légende de la photo efface le MLF au profit du GLH puisqu’on peut lire : "La première manifestation du Groupe de Libération Homosexuel, politique et quotidien en juin 1977 à Paris".

Les membres du GLH naissant ne l’ont pas démenti. Et on a même pu lire vingt ans plus tard dans l’autobiographie de Jean Le Bitoux intitulée Citoyen de seconde zone [5], qu’il était un des organisateurs de cette manifestation…

L’effacement de l’analyse féministe

Ce 27 juin 1977, nous étions donc 350 femmes à la République, dont quelques hommes, défilant sous des slogans plutôt féministes.

Bertrand Le Gendre rendra compte de cette manifestation dans le journal Le Monde sous le titre : "J’ai pas honte, j’ai peur". Il écrit notamment :

La campagne de Miss Bryant ne vise pas seulement les homosexuels. Elle met en cause, selon des "femmes hétérosexuelles" du MLF qui participaient à la manifestation, les "acquis" du mouvement féministe. Ce qui est visé, soulignent-elles, ce sont "les luttes des femmes contre la famille qui se sont considérablement développées ces dernières années partout dans le monde : refus massif de faire des enfants, refus du mariage, refus du travail ménager et sexuel, gratuit et obligatoire". "Toutes les femmes sans homme, ajoutent-elles, sans mari, sans protecteur légal, sont directement attaquées par cette campagne" (Le Monde, 28 juin 1977).

On peut dire que cette manifestation constitue une "lesbienne et gay pride" avant la lettre puisque la même date sera reprise l’année suivante pour célébrer avec le "Christopher day", ce jour où, en juin 1969, des homosexuels de New York se sont défendus pour la première fois contre la police qui faisait une descente dans le bar le Stone Wall à Christopher street. Est-ce aussi la dernière manifestation pionnière du MLF dans laquelle s’exprime la conscience du caractère global de toute libération sexuelle ? On peut se le demander, car l’alliance MLF-FHAR sera bientôt ressentie par certains gays comme quelque chose de pesant dont ils doivent s’émanciper.

Jean Le Bitoux l’exprime clairement dans son livre jusqu’à affirmer que la "gay pride" devient pour les gays l’instrument de cette émancipation.
"Nous avions marché au milieu de la rue, après avoir tant rasé les murs, et nous avions défilé de façon autonome, non plus collés aux manifestations des autres, notamment du mouvement des femmes" [6].

Pourquoi ce mépris pour une alliance qui a bousculé les fondements de la morale patriarcale ? Et l’on serait tenté de demander : les lesbiennes doivent-elles se "décoller" des hommes ?

C’est peut-être justement la question que pose en creux le film sur Harvey Milk. Car si les lesbiennes y sont pratiquement invisibles et si le combat pour les droits civiques des homosexuels est mené essentiellement par les hommes, n’est-ce pas parce que celui des lesbiennes est inséparable de celui des femmes ?

Aujourd’hui, je constate que la question des rapports sociaux entre femmes demeure l’impensé de l’égalité des sexes et des analyses sur le genre, comme ci le masculin restait la norme de référence, la mesure des droits et le but du féminisme égalitaire. Quand à l’amour de la femme pour la femme, il semblerait qu’il soit passé aux oubliettes.

Merci


[1 Marie-Jo Bonnet a participé au MLF dès février 1971, puis à la naissance du FHAR et des Gouines Rouges. Elle est l’auteur de la première thèse d’histoire sur "Les relations amoureuses entre les femmes du XVIe au XXe siècle", soutenue en 1979, publiée en 1981 puis rééditée en 1995 et 2001. Elle a publié également, "Les Deux amies, Essai sur le couple de femmes dans l’art", "Qu’est-ce qu’une femme désire quand elle désire une femme ?" Éd. O. Jacob, 2004, dans lequel un chapitre est consacré au MLF et aux Gouines rouges sous le titre "Le désir, instrument de libération".
Comme historienne d’art, elle a en outre publié "Les femmes dans l’art", édition de la Martinière, 2004 et "Les femmes artistes dans les avant-gardes", Ed. Odile Jacob, 2006. Elle se consacre
actuellement à l’histoire de la résistance en Normandie et de l’occupation.

[2Voir le film vidéo de Alessandro Avellis et Gabriele Ferluga, La Révolution du désir, 1970 : la libération homosexuelle, DVD Pal 80 min, Hystérie Prod.

[3On apprend à la fin du film que la vaillante Anne Kronenberg aura des enfants. On aurait aimé savoir ce qu’elle fit d’autre dans sa vie. Le film ne le dit pas. Je renvoie au documentaire de Rob Epstein, The times of Harvey Milk, documentaire de 84 mn, 1984, dans lequel elle s’exprime plus longuement.

[4Vidéo noir et blanc de 23 mn, distribué par le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, à Paris.

[5voir l’article de Blandine Grosjean, « Du paria au combat : parcours d’une génération », Libération, 28 juin 2003.

[6J. Le Bitoux, Citoyen de seconde zone, 2003